La collecte et les sources

Avec cette plate-forme, notre intention est de collecter, de partager des récits de vie et de multiples traces de la guerre d’indépendance algérienne sur le sol français. Nous souhaitons mettre à disposition d’un large public une grande variété de récits, ceux de femmes et d’hommes qui ont rencontré à un moment de leur vie la guerre d’indépendance algérienne, qui disent leur rapport à cette guerre et comment cette dernière les a durablement touchés.

Développée dans l'agglomération lyonnaise depuis 2006,  la collecte de récits s'est peu à peu élargie à partir de ce premier point d'ancrage. Les récits présentent une très grande variété car c’est sur un temps long et selon des étapes différentes qu’ils ont pu être recueillis : entretiens audio individuels avec un témoin menés par Béatrice Dubell pour préparer le film documentaire El Bi’r (sorti en 2008) et les deux expositions sonores Récits d’engagement (2012) ; entretiens filmés avec un témoin par des groupes de lycéen.nes dans le cadre des Ateliers Mémoires vives (2013 - 2016) et enfin de nouveaux entretiens menés spécifiquement pour alimenter cette plate-forme.

La grande variété des récits est aussi celle des témoins. Le projet de l'association, à la fois culturel et d'éducation populaire, se nourrit de réseaux différents. Nos réalisations (expositions et films) nous ont permis d'être identifiés au fil des années comme des interlocuteurs compétents sur cette question, ces moments de visibilité permettant à des personnes de nous interpeller, puis de témoigner.

Ainsi le thème des solidarités franco ­ algériennes en temps de guerre a touché de manière privilégiée un terreau du militantisme social, catholique et laïque, qui nourrit encore aujourd'hui nombre d'associations actives sur un plan humanitaire et social dans l'agglomération lyonnaise. Nous avons pu ainsi rencontrer d'anciens acteur.rices de ces solidarités qui restent des références dans ces réseaux.

La démarche culturelle favorise la diversité des témoignages. Le travail de terrain dans différents quartiers de l’agglomération lyonnaise nous permet d'entrer en contact avec des personnes sensibles à la thématique, mais non identifiées comme des porteur.euses de mémoires. Ces personnes discrètes apportent des éclairages précieux pour comprendre le vécu de cette guerre.

Une grande diversité de matériaux accompagne ces récits  : textes divers, correspondances, photos, articles de presse découpés..., collectés au fil des années auprès des témoins. On pourra noter sur ce point une grande inégalité entre les témoins certains les plus modestes, ou bien marqués par des parcours d'exil, ne disposant que de peu ou pas d'archives personnelles.

Le recours à des centres d'archives, à des fonds photographiques régionaux, à la presse et à ses rubriques de faits divers permet d'enrichir les représentations iconographiques. Des notes d'historien.nes complètent chacun des récits, en proposant des éclairages contextualisés sur la guerre d’indépendance.

L'hétérogénéité des matériaux ici présentés est donc le résultat d’une démarche au long cours, empirique, marquée par un engagement collectif pour explorer les mémoires de la guerre d’indépendance sur le sol français, afin de mieux comprendre ce conflit et en identifier les traces encore vives aujourd’hui dans notre société.

Les formes de restitution des récits

Les récits mémoriels prennent deux formes. Certains témoins sont présents seulement par leur voix, d'autres sont montrés en train de s'entretenir avec des lycéen.nes.

Plusieurs raisons entraînent  le choix du récit audio .

Relationnelle : la configuration d'un entretien sonore est plus légère que celle d'un entretien filmé. C'est une approche plus douce, de personnes souvent âgées, qui ont parfois à revivre des moments difficiles lors des entretiens. La parole est facilitée, elle est moins en tension que lors d'un entretien filmé. Le registre est celui d'une certaine intimité.

Technique : l'intention étant de toucher un public de non spécialistes, les entretiens sont montés pour gagner en clarté et efficacité. La matière sonore se travaille plus aisément au montage. Parfois c'est un moment particulier qui est retenu, la biographie écrite complétant le récit audio et situant le moment dans un parcours plus large. Parfois c'est l'ensemble du récit qui est simplifié et condensé. Dans tous les cas, le but est de ne pas dépasser 20 à 30 minutes d'écoute. Sur le plan déontologique, les choix de montage sont validés par le témoin lui même qui, d'une part est informé avant l'enregistrement du fait que son entretien subira des coupes et d'autre part agrée le montage final en le reconnaissant comme fidèle à son propos.

Un choix d'écriture qui veut faciliter le retour sur le passé : dans la mesure du possible, l'enregistrement sonore est présenté avec un portrait de la narratrice ou du narrateur à l'âge des faits. L'image actuelle de la personne ne vient pas faire écran, ce qui peut faciliter l'identification. Est donné à entendre le récit d'une personne jeune, voire très jeune, qui se déroule dans un tout autre contexte. L'attention est centrée sur l'écoute qui ouvre à une autre réceptivité, parfois plus intime.

A l'opposé, les rencontres filmées avec les lycéen.nes, en inscrivant le récit dans un contexte relationnel bien précis, ancrent fermement la démarche dans le temps présent. Ces films présentent l'intérêt de faire exister les récepteur.rices de ces mémoires. D'une certaine manière la présence des élèves à l'image symbolise la finalité de cette vaste entreprise de collecte et de transmission. Cet auditoire attentif marque l'inscription sociale de la plate-forme. Il ne saurait exister de récits sans écoute.

Choix des témoins et questions éthiques

La plate-forme veut offrir une entrée dans une histoire vivante, incarnée, de la guerre d'indépendance algérienne, qui parle à toute personne intéressée par le sujet. Chacun doit y trouver des éléments en écho à sa propre histoire. L'ambition est de dépasser les enclaves mémorielles et de faire progresser les connaissances sur le sujet. Pour ceci, il est indispensable de recueillir l'éventail le plus large possible de récits, de les entendre et les traduire avec neutralité.  L'exercice est d'autant plus délicat que nous n'avançons pas en terrain apaisé, et que se révèlent, pas à pas, des blessures encore vives et des points de vue conflictuels, avec des pierres d’achoppement comme, par exemple, le désaccord sur une date de fin du conflit.

Les projections publiques de nos films sont autant d'occasions de nous confronter à des personnes qui portent ces mémoires. Dans la mesure du possible, nous faisons suivre les projections de rencontres en plus petit comité, dans des lieux proches des cinémas qui nous ont accueillis. La plate-forme se nourrit de cet ancrage dans des territoires, de ce lien à des personnes réelles qui vivent avec ces mémoires, ce qui nous permet de collecter de nouveaux récits. Dans le même temps, cette démarche nous confronte à des fractures mémorielles et aux références idéologiques qui les sous-tendent, et appelle à la réflexion sur un juste positionnement

Si cette réflexion est nécessaire pour l'élaboration de la plate-forme, elle devient cruciale pour l'organisation d'un face à face d'un témoin avec des lycéen.nes. Il y a donc une attention particulière, dans ce cas, au choix des peronnes. De prime abord, nos objectifs (précisés plus haut) nous font éviter les « militant.es » de la mémoire, personnes représentant des groupes et  portant des discours revendicatifs. Nous sollicitons plutôt les personnes sur leur vécu et leur parcours personnel. Pour autant, nous n'évitons pas tous les écueils. Ces récits à la première personne peuvent mobiliser des représentations de l'Algérie coloniale éloignées du consensus  démocratique actuel. De plus, le travail de prospection et l'ouverture que nous offrons, font émerger des récits de personnes restées jusqu'alors silencieuses. Parmi elles, certaines se sont engagées à un moment ou à un autre de leur parcours, hors de la légalité,  elles ont pu être condamnées, et amnistiées.

Quel statut donnons-nous à ces récits, et aux valeurs qui les sous-tendent ? Comment préparons-nous les élèves à recevoir ces récits et à les comprendre ? La même question ne  se pose t-elle pas, in fine, pour les utilisateur.rices de la plate-forme ?

Ici, se révèle un manque de récits communément partagés. Cette guerre a été sous-tendue par des représentations et des points de vue opposés sur l'Algérie coloniale, et tout se passe aujourd'hui comme si la collectivité n'avait toujours pas officiellement tranché sur la légitimité d'un type de positionnement par rapport à un autre.

Ce défaut de récit commun fait toute la difficulté du travail, mais peut-être, lui donne-t-elle aussi tout son sens. Nous n'avons pas de réponse préalable à apporter, sinon de dire qu'il est nécessaire de se mettre au travail. Dans ce contexte, le nouvel espace d'échanges que nous souhaitons ouvrir ne peut se construire que dans un processus de maturation lente en ménageant une multitude d'équilibres subtils, dans une intention constante de faire entendre et de faire comprendre. Tous les protagonistes y contribuent. Les témoins qui sont entendus ici ont le désir profond d'être entendus et de partager leur histoire. Ils sont informés de la nature du projet et savent que leur récit côtoiera celui d'autres personnes ne partageant pas forcément leur point de vue. Ils acceptent ce principe et participent, à leur niveau, à ce mouvement d'ouverture. Le comité scientifique joue son rôle ;  il ne vient pas simplement apporter une vérité historique, en opposition à un récit mémoriel forcément subjectif, mais contribue à un processus plus subtil. Il nourrit continuellement la réflexion en proposant des éclairages qui sont autant de mises en perspective des récits. Les enseignant.es d'histoire/ géographie qui encadrent avec nous les rencontres filmées dans les classes font le même type de travail de contextualisation incitant les élèves à la réflexion.

Aujourd'hui, il n'existe pas de récit commun sur la colonisation et la décolonisation rassemblant, sur un même socle de valeurs fondamentales, tous les acteur.rices et descendant.es de ce conflit. Vouloir faire de cette plate-forme un espace où  seraient traduites toutes les visions contradictoires peut apparaître de l'ordre de l'utopie.

Nous revendiquons cette part d'utopie indispensable pour construire l'avenir. Cette vision commune, fondée sur des valeurs républicaines réaffirmées, existera un jour, et ces lycéen.nes, que nous voyons si attentifs et attentives face aux témoins y contribueront. En attendant, nous travaillons à fournir matière à réflexion. Nous créons des connexions pour nourrir un processus d'élaboration. Ainsi, cette plate-forme a-t-elle une fonction de laboratoire et voudrait être un creuset pour l'avenir.